Jonathan MEESE
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Jonathan Meese

13.04.06 → 18.05.06

VIVE FANTOMAS (le cas Meese)

Jean-Charles Vergne


« J’exhume pour consumer ; mon corps est le réacteur d’une immense expérience de recyclage des déchets d’un monde pollué et d’images intoxiquées » Jonathan Meese


En mai 2002, au moment d’une visite officielle de George W. Bush à Berlin, Jonathan Meese réalise, à la galerie Contemporary Fine Arts, une exposition intitulée Young Americans. Le texte d’introduction de l’exposition est écrit par Jonathan Meese lui-même :


Le seul et unique américain est EZ de LARGE, la jeunesse américaine est ALEX de LARGE, dont les parents, Caligula et Drusilla, en tant que mère et père, fondèrent la DYNASTIE « ZARDOZ DE LARGE » avec CONAN, le guerrier de la salle, avec FRERE TOECUTTER ET SŒUR RICHARD WAGNER. RIEN N’A JAMAIS ETE PLUS américain que cette ARCHI-FAMILLE, de laquelle est né le PLUS NOVATEUR, le PLUS TOTAL et le PLUS RADICAL des ENFANTS D’AMERIQUE : BABY DE LARGE._ACTION SQUAW : ZARDOZ NOUS AIME ET PROFERE : L’ETRE LE PLUS RADICAL AYANT JAMAIS foulé le sol de cette planète est notre DIEU : HEIL ZARDOZ = HEIL ARCHIZARDOZ = SALLE ∞ TOTALDANCE DE LARGE. »


Ce texte constitue une parfaite mise en abîme de l’univers profondément ambigu créé par Jonathan Meese dans ses peintures, ses sculptures, ses installations, ses performances. L’omniprésence d’un langage codé, de références multiples au cinéma des années 60, de symboles archaïques issus de diverses mythologies, la surenchère de personnages archétypaux qui peuplent ses oeuvres et, surtout, l’extrême violence formelle qu’il déploie dans toutes ses réalisations contribuent depuis quelques années à rendre difficilement classable cette œuvre, sinon en l’assimilant, de manière totalement réductrice et galvaudée, à un ensemble de postures au sein desquelles se mêleraient expressionnisme, mythologie personnelle, post-modernisme, actionnisme, sans jamais pour autant parvenir à cerner le cas Meese.


Le texte d’introduction à l’exposition de 2002 précédemment cité mérite quelques éclaircissements. Jonathan Meese y produit, avec beaucoup de provocation, la collision de Alex de Large, héros ultra-violent du roman Orange Mécanique écrit en 1962 par Anthony Burgess et repris en 1971 par Stanley Kubrick, de Caligula et de sa sœur incestueuse Drusilla, du film Zardoz, réalisé par John Boorman en 1974, de Mad Max tourné par George Miller en 1979 (Toecutter - littéralement « la tondeuse » - est l’ennemi de Max, interprété par Mel Gibson), de Conan le Barbare réalisé par John Milius en 1982, de Richard Wagner, sur fond d’exercice linguistique teinté d’intonations fascisantes et de vocabulaire ésotérique – Ez, Erz (ici traduit par Archi) – et par des concaténations de mots (Archi-famille, Archi-Zardoz, Zardoz de Large, Ez de Large, Totaldance de Large…). Dans ce texte figurent les aspects les plus prégnants de l’œuvre de Jonathan Meese, les aspects qui construisent les fondements essentiels d’une écriture terrifiante, incarnation implacable du monde passé, présent et à venir, jetant au visage de son contemplateur les images saturées, les réalités complexes et les spasmes dévastateurs d’un monde en déréliction.

 

Pouvoir, puissance et violence


En 2002, Jonathan Meese peint le triptyque intitulé Soylent Gott, sur lequel se côtoient une tête de loup, chef de meute aux cils Orange Mécanique, décoré de la croix de fer allemande une croix sur laquelle est clouée une forme animale une potence surmontée du nom de Fantômas et de la phrase Eis in der Stinkfratze (littéralement « glace dans la gueule puante ») deux phallus en érection l’empreinte de la croix de l’un des châssis révélée par le raclage appuyé d’une spatule, simulant une croix embrasée Drusilla de Large + Alex de Large + Ezardoz… des triples répétitions de cercles et de X évoquant le triple K
Le titre de l’œuvre, traduit en français par Soleil Vert, est celui d’un film réalisé en 1973 par Richard Fleischer, avec Charlton Heston qui, accessoirement, deviendra par la suite le président du plus grand lobby de ventes d’armes aux particuliers, la National Riffle Association, et le porte-parole d’une Amérique blanche et fière de l’être. L’action de Soleil Vert se déroule en 2022, dans un contexte de désastre écologique, économique et social, et décrit la situation monopolistique d’un conglomérat, unique pourvoyeur de l’humanité en nourriture sous la forme de pastilles nutritives appelées Soleil, fabriquées à l’insu de tous à partir du recyclage de cadavres humains. L’œuvre de Jonathan Meese utilise divers symboles de puissance et croise l’archi-violence de l’adolescent de Orange Mécanique, le mensonge d’Etat et de ses caciques fascisants dans Soleil Vert, avec une terminologie lexicale propre à l’artiste. L’oeuvre constitue en définitive une réflexion sur la nature humaine, le pouvoir exclusif, le conflit du bien et du mal, l’exercice du libre arbitre, et les fondamentalismes politiques et religieux. La discrète citation de Zardoz, film de science-fiction de 1974, dont le personnage principal, Zed (joué par Sean Connery), est l’un des personnages favoris du bestiaire de Jonathan Meese, évoque une interrogation sur le futur, où il est imaginé que certains rêves de l’homme civilisé puissent devenir réalité - la jeunesse éternelle, la suppression des maladies et des conflits, l’égalité entre tous (le titre même du film provient de la réduction de wiZARD of OZ). Ces thèmes, mêlés à ceux des deux autres films, prennent évidemment ici une consonance très particulière et très sombre, dont le point focal est incontestablement le pouvoir autocratique et la tentation eugénique de la race pure et éternelle. Ici se situe précisément le timbre de l’œuvre de Jonathan Meese : utiliser les organes les plus boursouflés, les plus outranciers des dérives de l’Histoire pour mieux les retourner, les annihiler par l’absurde. La critique honteuse de crypto-fascisme que l’on a pu parfois entendre à propos de l’œuvre de Jonathan Meese est en ce sens comparable à l’accusation faite à Anthony Burgess d’être un apologiste de la violence alors qu’il présentait lui-même son roman et le film de Kubrick comme un « sermon chrétien ». A l’instar de Burgess, du George Orwell de 1984, de Heiner Müller et son théâtre (voir Germania 3) ou, dans une certaine mesure, de Marylin Manson et ses guignoleries antéchristiques, Jonathan Meese porte le poids historique légué par les différents fascismes et procède à la dissection abominable des rouages du pouvoir perverti par la soif inextinguible de contrôle omnipotent dont ultra-violence adolescente d’Alex de Large n’est qu’un possible rejeton. Tout, dans l’œuvre de Jonathan Meese, est pointé vers cette violence dont les sources sont celles d’une politique dégénérescente, à l’image du décors trash conçu pour la scénographie de la pièce Cocaïne mise en scène en 2004 à la Volksbühne de Berlin par Frank Castorf, où se côtoient une immense maison cruciforme en acier portant des inscriptions comme Politbüro et Geilnazigold (terme mélangeant les idées de lubricité et d’or volé par les nazi) et la projection du film Zardoz.

 

Bestiaire et novlangue.


L’œuvre de Jonathan Meese est peuplée d’un étrange et hétéroclite bestiaire au sein duquel se croisent indifféremment Alex de Large, Dr No, Goldfinger, le Marquis de Sade, Balthus, Imhotep, Akhenaton, Néron, Caligula, Drusilla, Hagen von Tronje (héros de la Chanson des Nibelungen), le Capitaine Danjou (grande figure de la Légion Etrangère), Louis Antoine Léon de Saint-Just (révolutionnaire décapité par la Convention pour son allégeance à Robespierre), Mishima, Maldoror, Philippe de Montfaucon (personnage trouble et satanique du film Eye of the Devil réalisé en 1967 par J. Lee Thompson), Richard Wagner, Agamemnon, Adolf Hitler, Flash Gordon, Charles Bronson, Scarface, Ezra Pound, Björk, Joseph Staline, Zed, le Capitaine Achab, Klaus Kinsky, Louis de Funès, Dr Folamour, Isis, Zarathoustra… Deux possibles utilisations sont faites de ces personnages réels, fictionnels ou mythologiques. La première est une mise en scène cette archi-famille, la plupart du temps de manière totalement anachronique, qui permet à Jonathan Meese de convoquer, dans une même œuvre, les différents symboles émis par ces personnages dont l’unique point commun est d’être totalement inclassables ou, plutôt, de correspondre à de véritables archétypes irréductibles en soi. Ainsi, le mixage des différentes identités, comme c’est le cas pour Akhenaton de Large par exemple, contribue à la création d’archi-personnages omnipotents. La seconde option consiste pour Jonathan Meese à mêler sa propre identité à celles d’autres figures (Meese de Large, Balthysmeese…). Cette forme de métempsychose ou de personnalité multiple peut être comprise sous le double registre d’une plongée intime dans le flux bouillonnant de la petite et de la grande Histoire - affirmant ainsi le caractère de l’Etre comme réceptacle permanent de l’Histoire passée, présente et à venir – et d’un irrépressible besoin de projection de Jonathan Meese, similaire dans une certaine mesure aux personnalités multiples d’un David Bowie tour à tour Ziggy Stardust, the Thin White Duke, Major Tom, clown, femme… La conjonction des deux attitudes peut évoquer la méthode fasciste de personnification à outrance et de capture des mythes et de l’irrationnel d’un peuple par un despote, comme Hitler a su capturer le mythe et l’irrationnel allemand. En utilisant ce procédé d’une manière poussée à l’extrême, Jonathan Meese trouve une grandiloquence comparable à celle d’Alfred Jarry avec Ubu Roi. En beaucoup plus violent.


Dominant et régulant la présence assourdissante des habitants du Bestiaire, une langue. Adolescent, Jonathan Meese avait déjà inventé une langue secrète, élaborée à partir de sons primaires et discordants et de quelques grimaces. Dans ses œuvres, le protocole est semblable. Les mots Ez, Saal, Erz et leurs multiples combinaisons (Ezardoz, Ez de Large, Erzsaal, Erzwagner…) constituent le fondement d’une langue codée. Ce choix est tout autant motivé par la volonté d’échapper à la loi commune du langage que par l’idée d’inscrire le verbe dans une sphère ésotérique, symboliquement réservée à un cercle d’initiés, comme le font les confréries occultes. Une règle de grammaire, parce qu’elle est sensée s’appliquer à tous, est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique. Se soumettre à la grammaire commune est pour l’individu le préalable de toute soumission aux lois sociales. L’unité d’une langue est d’abord politique et, comme le précise Gilles Deleuze dans Mille Plateaux, « le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie. » Et Kafka d’ajouter : « Dans tout mot d’ordre, même d’un père à son fils, il y a une petite sentence de mort – un verdict. » Et si, comme Marcel Proust l’affirme, « les chefs-d’œuvre sont écrits dans une sorte de langue étrangère », alors Jonathan Meese est celui qui écrit dans une telle langue en prenant en considération les implications politiques de cet acte. Il en va de la langue de Jonathan Meese comme du nadsat inventé par Anthony Burgess pour Orange Mécanique, langage secret et commun à Alex de Large et ses « drougs », mélange de russe et d’américain – en pleine guerre froide – dont le nom même, issu du russe, est le suffixe correspondant à l’anglais teen. Il en va de la langue de Jonathan Meese comme du novlangue utilisé par la classe dirigeante pour manipuler les classes subalternes dans 1984 de Georges Orwell, destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée par réduction maximum du vocabulaire. Il en va de la langue de Jonathan Meese comme du kobaïen créé il y a plus de trente ans par Christian Vander, batteur charismatique du groupe Magma, prenant lui-même, tout comme ses musiciens, d’autres identités (Zebëhn Straïn dë Geustaah, Stöht Ürgon…), créant un univers condamné par certains pour ses relents fascisants mais reposant indéniablement sur des fondements communs à ceux du peintre.

 

En guise de conclusion


« Fantômas. » « Qu’avez-vous dit ? » « J’ai dit Fantômas. » « Et qu’est-ce que cela signifie ? » « Rien…Tout ! » « Mais qu’est-ce que c’est ? » « Personne… Et à présent, oui, c’est quelqu’un ! » « Et que fait ce quelqu’un ? » « Il sème la terreur ! ».


Premières lignes de Fantômas?Pierre Souvestre et Marcel Allain, 1911???
in Jonathan Meese - Vive Fantomas, Edition In Extenso, FRAC Auvergne, 2005